Un article intéressant à voir dans le Monde avec les infographies qui l'accompagnent mais hélas réservé aux abonnés.
Comment Linux est devenu un enjeu stratégique majeur pour la Silicon Valley
Par Damien Leloup et Claire Legros
Publié hier à 16h30, mis à jour à 07h47
L’emblématique système d’exploitation libre est devenu un outil-clé de tous les grands groupes du Web, comme l’illustre le rachat de Red Hat.
Trente-quatre milliards de dollars, pour une entreprise dont le cœur de métier est de produire un logiciel téléchargeable gratuitement et sans publicité. En annonçant, ce 28 octobre, avoir racheté Red Hat, le géant du logiciel libre qui édite notamment RHEL, l’une des distributions les plus populaires du système d’exploitation Linux, IBM a réalisé la plus importante acquisition de son histoire. Red Hat, créée en 1993, a bâti un empire très efficace – son chiffre d’affaires a augmenté chaque trimestre depuis quinze ans. Son modèle économique est simple : un logiciel libre et gratuit, que n’importe qui peut télécharger et modifier, pour lequel la société offre des services – eux payants – de formation, de développement, de support… Avec le temps, le modèle s’est complexifié mais est toujours resté résolument centré autour du logiciel libre.
Et c’est loin d’être la première fois qu’un géant du logiciel libre est racheté pour une somme importante. En juin, Microsoft a ainsi déboursé 7,5 milliards de dollars (6,56 milliards d’euros) pour acquérir le service d’hébergement et de gestion de projets GitHub, qui permet aux développeurs de partager et de stocker le code qu’ils créent. « C’est une manière de parier sur l’avenir », analyse Pierre-Yves Gosset, de l’association Framasoft qui promeut l’usage du logiciel libre. « La première raison [de ces acquisitions], c’est de racheter les concurrents. Mais c’est aussi [dans les entreprises et projets du logiciel libre] que se trouvent les bons développeurs, le code performant. »
Au-delà des considérations stratégiques, le rachat de Red Hat « montre la viabilité du modèle économique » du logiciel libre, juge Lionel Maurel, juriste et membre du bureau de l’association La Quadrature du Net. « Tout le monde a répété cette phrase : “Le logiciel libre a déjà gagné, mais personne ne le sait.” Le modèle est déjà dominant dans les serveurs ; IBM va pouvoir utiliser ce rachat pour développer des solutions de cloud [informatique dématérialisée], un domaine très concurrentiel. » Car si Linux reste très minoritaire sur les ordinateurs individuels, loin derrière Windows de Microsoft et Mac OS d’Apple, le système d’exploitation libre est le leader dans les serveurs qui font tourner les grands services du Web. D’Amazon à Facebook en passant par Google, dont une version modifiée du noyau Linux est au cœur d’Android, tous les géants du Web ont recours à Linux pour leurs gigantesques infrastructures.
Pour les très grands groupes, Linux est donc un enjeu stratégique majeur. Il est loin le temps où le flamboyant PDG de Microsoft Steve Ballmer décrivait Linux comme un « cancer » – l’entreprise fondée par Bill Gates a ouvert certains de ses brevets pour faciliter le développement du logiciel libre, et a rejoint les sponsors de la Fondation Linux, qui supervise l’évolution du logiciel, aux côtés de Google, d’Intel ou de Samsung. Les grandes sociétés du logiciel, des réseaux ou du matériel investissent aussi largement dans le développement même du logiciel, offrant du temps de travail de leurs ingénieurs pour améliorer Linux ou développer de nouvelles fonctionnalités.
C’est le cas, par exemple, chez Facebook, qui fait partie des trente plus importants contributeurs au code de Linux ; le logiciel fait tourner les serveurs de l’entreprise. Les ingénieurs ont une grande liberté en interne pour proposer des améliorations au logiciel, explique Chris Down, ingénieur de Facebook basé à Londres, qui travaille notamment sur des optimisations permettant à Linux de consommer moins d’énergie. « Chez Facebook, il y a une grande confiance dans les ingénieurs : ce sont eux qui sont confrontés aux problèmes et qui sont les mieux placés pour les résoudre », dit-il.
En plus d’une équipe fixe de « quelques dizaines de personnes », tous les ingénieurs disposant des compétences nécessaires sont incités à participer à des projets d’amélioration de Linux. Au quotidien, des informaticiens du réseau social travaillent donc main dans la main avec ceux de Red Hat, ou avec ceux de Google, pourtant leur concurrent. « C’est une approche très bénéfique », juge M. Down. « Si nous gardions ces améliorations pour nous, le monde avancerait sans nous. Améliorer le noyau Linux bénéficie à la communauté, mais cela nous apporte aussi beaucoup de choses, c’est une bien meilleure manière de résoudre les problèmes. »
La situation est similaire au conseil d’administration de la Fondation Linux, où siègent des membres majoritairement élus par les sponsors qui donnent le plus d’argent – la donation annuelle pour être membre « platine » est de 500 000 dollars. IBM et Intel, Samsung et Huawei, Facebook et Google : les rivaux de toujours collaborent à l’attribution des budgets et à la gouvernance de la puissante fondation. Ce qui fait aussi grincer des dents. Linux a historiquement été porté par des développeurs animés par des idéaux d’égalité… et une très forte méfiance envers les grandes sociétés de l’informatique.
Une partie des développeurs très investis dans le projet voient donc d’un mauvais œil le rôle de plus en plus grand des géants du Web dans la fondation et le développement de Linux. Ce que M. Gosset, de Framasoft, décrit, en parlant du rachat de Red Hat, comme un « mouvement de concentration inquiétant qui vise à avoir un oligopole d’entreprises gouvernant le numérique. Avec 1 000 milliards de dollars de capitalisation boursière (pour Amazon ou Apple), ces grandes sociétés sont capables d’investir dans n’importe quelle entreprise et définissent nos façons de consommer. Jusqu’où détiennent-elles le numérique ? »
« Les membres payants contribuent en fournissant des ressources à la fondation, mais cela ne leur rapporte rien au niveau technique », répond Mike Dolan, vice-président chargé des programmes stratégiques de la Fondation Linux. « N’importe qui peut contribuer au code dans le monde entier ; ce sont les personnes qui font le développement qui prennent toutes les décisions. Toutes nos règles de gouvernance sont écrites et accessibles en ligne. Nous avons plus de 30 000 développeurs qui contribuent chaque mois : si notre modèle de gouvernance était mauvais, cela se verrait instantanément. »
Reste que la croissance ultrarapide de la fondation, qui accueille une nouvelle entreprise adhérente tous les jours depuis le début de l’année, a quelque peu bouleversé certaines pratiques anciennes. Y compris au plus haut niveau : le 18 septembre, Linus Torvalds, le créateur original de Linux qui a la main sur toute la partie technique du projet, a annoncé quitter temporairement son poste, pour « mieux apprendre à comprendre les émotions des autres et y répondre de manière appropriée ». Connu pour ses commentaires parfois très violents à l’encontre d’autres développeurs sur les listes de discussion liées à Linux, M. Torvalds a repris son poste le 22 octobre ; entre-temps, un nouveau code de conduite pour les contributeurs a été adopté par la Fondation Linux.
Derrière le succès de Red Hat et la croissance phénoménale du projet Linux, ce sont bien deux visions d’Internet et du logiciel qui s’affrontent. « Du point de vue du symbole, le rachat de Red Hat par l’une des plus grandes entreprises mondiales, c’est une reconnaissance de la fiabilité et de la qualité du logiciel libre », estime Christian Pierre Momon, de l’association April, qui promeut le logiciel libre. « Mais du point de vue éthique, c’est catastrophique : IBM, comme beaucoup d’autres grands groupes, a bien compris les avantages du modèle de développement “open source”, mais n’a donné aucun signe de vouloir faire du logiciel libre. »
Open source ou logiciel libre, la nuance est subtile pour les non-initiés. Les deux termes désignent des logiciels dont le code est librement consultable, modifiable et rediffusable, mais le terme « logiciel libre » met l’accent sur une philosophie donnant le pouvoir à l’utilisateur. « Le mouvement open source est une méthodologie de développement ; le mouvement du logiciel libre, un mouvement social », résumait l’informaticien et théoricien fondateur du mouvement Richard Stallman.
Or, ce que plébiscitent aujourd’hui les grands groupes, c’est avant tout ce mode de développement collaboratif dans le numérique mais aussi dans d’autres secteurs, allant de l’énergie à l’automobile. « Ces cinq dernières années, nous avons vu des industries qui existent depuis plus d’un siècle se convertir à ce modèle », explique Arpit Joshipura, à la Linux Foundation. « C’est beaucoup plus efficace que l’ancienne pratique consistant à créer des standards : on peut déployer des innovations très rapidement, et c’est crucial pour le succès d’un produit. » « Pour un éditeur, l’open source a d’immenses avantages, constate M. Momon. On mutualise tous les coûts : quand je donne une journée de travail d’un de mes ingénieurs, j’en récupère 150. C’est pragmatique et efficace. »
Mais l’efficacité peut aussi occulter en partie la philosophie du logiciel libre. « Ce rachat, c’est la victoire du mouvement open source, mais cela peut aussi être la défaite du mouvement historique du logiciel libre », s’inquiète Sébastien Broca, sociologue et auteur d’Utopie du logiciel libre (Le Passager clandestin, 2013). « Dans les principes formulés par Richard Stallman, c’est moins l’efficacité des logiciels qui importe que le fait de maintenir les libertés des utilisateurs. »
Au sein de la communauté du libre, les récents rachats suscitent un débat, et pour certains, un véritable malaise. « Les “communs du libre” ne risquent-ils pas de devenir des “communs du capital” ? », s’interroge Lionel Maurel, établissant un parallèle entre les dons des géants d’Internet et « l’ère du paternalisme industriel tel qu’il avait cours à la fin du XIXe siècle, lorsque les grands capitalistes lançaient sur une base purement volontaire des “bonnes œuvres” pour compenser par la philanthropie les dégâts humains et sociaux causés par une économie de marché débridée ».
Il défend l’idée d’une nouvelle cotisation sociale qui serait payée par les plates-formes et viendrait rémunérer un « droit à la contribution », sur le modèle du « droit à la formation » dans les entreprises. En France, un tel droit n’existe pas encore, mais depuis mai, les agents de la direction interministérielle des systèmes d’information et de communication de l’Etat (Dinsic) ont la possibilité de participer à des projets libres extérieurs, avec l’accord de leur hiérarchie.
D’autres solutions juridiques commencent à émerger, de nouveaux types de licence par exemple, pour imposer aux grandes plates-formes le respect de certains principes, sans renoncer à la sacro-sainte liberté donnée à tous les utilisateurs. « Dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, les acteurs s’inquiètent de voir leurs outils pillés par des entreprises à but lucratif », constate Michel Bauwens, de la fondation P2P, qui estime qu’on peut à la fois « maintenir l’idée de partage des connaissances et demander une réciprocité en cas d’exploitation commerciale de biens communs ».
Damien Leloup
Claire Legros